Saviez-vous que derrière une barquette de fraises se cachent trois molécules de notre quotidien ? L’ammoniac qui fertilise les cultures, le plastique qui emballe les fruits et le chlore qui purifie l’eau qui les lave. Leur point commun : ces trois molécules sont des piliers du secteur de la chimie, une industrie indispensable à notre économie… mais qui émet 12 millions de tonnes de CO2 par an, soit 18 % des émissions industrielles en France. Sa décarbonation est nécessaire pour atteindre la neutralité carbone, mais aussi pour renforcer notre souveraineté agricole et industrielle. L’ADEME a donc publié trois plans de transition sectoriels pour éclairer et objectiver cet effort.
Une industrie au cœur de notre souveraineté
L’ammoniac, l’éthylène et le chlore sont à la base de secteurs essentiels à la vie quotidienne. L’ammoniac, d’abord, représente 1,1 million de tonnes produites chaque année en France. Indispensable à la fabrication des engrais azotés, qui représentent 75 % des engrais de synthèse, il constitue un maillon stratégique pour l’agriculture et, par extension, pour l’ensemble de l’industrie alimentaire. Sa production génère environ 900 emplois directs, auxquels s’ajoutent des dizaines de milliers d’emplois indirects liés à son utilisation par l’agriculture et l’agro-industrie.
L’éthylène occupe une place tout aussi centrale. La France en produit 2,5 millions de tonnes par an. C’est la molécule qui sert de point de départ à 90 % des plastiques utilisés dans l’emballage, la construction, l’automobile, les biens de consommation ou la santé. L’éthylène représente 3 300 emplois directs, mais surtout une chaîne avale composée de dizaines de milliers d’emplois dans la plasturgie, le moulage, la fabrication d’emballages ou la transformation des résines. Ces activités se situent majoritairement dans des PME et des ETI réparties sur l’ensemble du territoire.
Le chlore, enfin, est indispensable dans de nombreux domaines. On pense spontanément au traitement de l’eau potable, mais c’est en réalité la production de PVC qui représente à elle seule 50 % de l’utilisation du chlore en France. Il est aussi utilisé dans le secteur de l’hygiène, l’industrie pharmaceutique ou encore dans la fabrication de matériaux utilisés dans la construction.
L’exemple de ces trois molécules clés illustre à quel point la chimie constitue un socle de souveraineté pour la France. Elle soutient la production agricole, contribue à la santé publique, fournit des matériaux à l’industrie et sécurise des chaînes de valeur. Ces trois secteurs alimentent une industrie de la chimie qui génère 108 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an, et 80 milliards d’euros d’export. Leur importance est donc capitale à la fois pour la souveraineté et l’économie de la France.
Aujourd’hui en France, la chimie alimente des dizaines de milliers d’emplois dans de nombreux secteurs. C’est aussi là que se joue notre souveraineté.
Un secteur encore dépendant des énergies fossiles
C’est une des ombres au tableau : la production d’ammoniac, d’éthylène et de chlore reste aujourd’hui fortement liée aux énergies fossiles. L’ammoniac repose sur le gaz naturel, utilisé à la fois comme intrant matière et comme source d’énergie. L’éthylène est quant à lui obtenu à partir du naphta, un mélange d’hydrocarbures issu de la distillation du pétrole. Le chlore, de son côté, s’appuie sur un procédé d’électrolyse qui demande beaucoup d’électricité et de vapeur. Or, cette dépendance entraîne plusieurs conséquences. Les coûts des matières premières augmentent lorsque le prix du pétrole ou du gaz s’envole. Les industries se retrouvent ainsi fragilisées face aux crises géopolitiques, qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine ou des tensions au Moyen-Orient. Et les fluctuations du prix de l’énergie pèsent directement sur la compétitivité des sites français. Conclusion : sans transition profonde de la chimie, la France reste dépendante, exposée et vulnérable face à la concurrence internationale.
Bonne nouvelle : les solutions existent
Les plans de transition sectoriels de l’ADEME montrent clairement que la décarbonation de la chimie est possible. Plusieurs leviers technologiques se complètent et permettent d’envisager une transformation profonde du secteur à horizon 2050. Il est donc nécessaire d’accompagner leur montée en maturité.
L’un des plus importants consiste à remplacer le gaz naturel par de l’hydrogène bas carbone produit par électrolyse. Ce changement permet de réduire drastiquement les émissions de CO₂ associées à la fabrication de l’ammoniac. Le captage et stockage du CO₂ constitue un autre levier, utile pour diminuer les émissions résiduelles dans certaines étapes de production. La substitution des intrants fossiles par des matières biosourcées, comme le bio-naphta, contribue également à réduire l’empreinte carbone de l’éthylène. L’écoconception des plastiques permet d’alléger les produits et de simplifier leur composition, ce qui permet de les recycler plus facilement pour les réintroduire en tant que matière première de recyclage dans l’économie circulaire. Enfin, l’électrification des procédés, notamment des fours de vapocraquage utilisés pour produire l’éthylène (en cassant des molécules d’hydrocarbures grâce à la vapeur) offre une alternative plus durable que l’utilisation de combustibles fossiles.
Les gains attendus sont considérables. La production d’ammoniac pourrait réduire ses émissions jusqu’à 98 % dans les scénarios les plus ambitieux. Celle d’éthylène pourrait atteindre 81 % de réduction dans tous les scénarios étudiés. Le chlore, dont les émissions sont déjà relativement faibles grâce à l’électrolyse, pourrait encore améliorer son bilan en réduisant sa dépendance énergétique. À travers ces transformations, la France se rendrait également moins dépendante des fluctuations du prix des énergies fossiles, un enjeu crucial pour sécuriser la compétitivité de son industrie.
Un levier d’attractivité et de relocalisation
La décarbonation de la chimie n’est pas seulement un impératif environnemental, c’est aussi une opportunité de relocalisation et d’attractivité. La modernisation des sites existants est indispensable pour éviter leur déclassement face aux acteurs américains ou asiatiques, qui bénéficient d’une énergie à bas coût. Elle est également nécessaire pour attirer de nouveaux investissements vers des technologies décarbonées. A titre d’exemple, la France importe encore 40 % de son ammoniac et une large part de ses engrais. Produire davantage d’ammoniac bas carbone sur le territoire renforcerait la souveraineté agricole en limitant notre dépendance aux engrais azotés venant de l’étranger. L’émergence de nouvelles filières industrielles, comme les bioraffineries, la production d’hydrogène, les électro carburants ou les plastiques recyclés chimiquement pourrait favoriser l’apparition de nouveaux sites et renforcer l’emploi local. L’innovation dans ces technologies, en particulier dans les procédés électrifiés ou biosourcés, permettrait à la France de se différencier et de consolider sa place sur les marchés internationaux.
Combien ça coûte et… qui va payer ?
Décarboner l’ammoniac ou l’éthylène coûte forcément plus cher que les procédés fossiles actuels. L’hydrogène bas carbone reste plus onéreux que le gaz naturel, et l’électrification des procédés demande des investissements lourds. Pourtant, ne rien faire sera bien plus coûteux. Les prix volatils du gaz et du pétrole, l’augmentation du coût du carbone et l’absence de transition affaibliront la compétitivité de l’industrie face à des zones où les coûts énergétiques sont plus bas. Quant à l’impact pour le consommateur, il dépendra surtout de la part du plastique dans le produit final. Dans beaucoup de cas, cette part reste limitée, ce qui signifie que le surcoût pourrait être absorbé sans transformer radicalement les prix à la consommation.
Les plans de transition sectoriels de l’ADEME montrent que le financement de la décarbonation repose sur trois piliers : un investissement massif des industriels (CAPEX élevés) estimé entre 4,6 et 9,8 milliards d’euros d’ici 2050 ; un soutien de L’État, qui doit garantir l’accès à des énergies bas carbone et des matières premières compétitives ; et la mobilisation de financements privés, notamment via des alliances internationales comme le GFANZ ou l’IGCC, qui orientent progressivement les capitaux vers la décarbonation de l’industrie.
La transition a un coût, mais l’inaction en aurait un bien plus lourd compte tenu du risque de perte de compétitivité face aux acteurs américains ou asiatiques.
Des transformations visibles dans notre quotidien
Les effets d’une décarbonation réussie de la chimie seront concrets. Soutenus par une réglementation qui vise la durabilité, comme la loi AGEC qui interdira les plastiques à usage unique à horizon 2040, les plastiques seront d’abord réemployables avant d’être plus facile à trier et à recycler. Les produits mis sur le marché seront allégés et plus sobres. L’agriculture dépendra moins du gaz importé, ce qui réduira la vulnérabilité du secteur face aux crises énergétiques. Les biens de consommation seront plus transparents sur leur empreinte carbone et intégreront davantage de matières recyclées ou biosourcées, qu’il s’agisse de jouets, de vêtements ou d’objets du quotidien. Les usines elles-mêmes pourraient changer d’aspect. Certaines unités, notamment les bioraffineries, pourraient être plus petites et plus modernes que les installations actuelles. Ainsi, la transition de la chimie améliorera directement les produits que les Français utilisent. Demain, nous pourrons avoir sur nos étals, une barquette de fraises éco-conçue et réemployable, contenant des fraises cultivées et nettoyées plus durablement. Et ce sera loin d’être anecdotique.